Domaine de la Seine

Main dans la main, nous avançons dans la même direction que le courant. Il fait nuit, la lune luit, et nous marchons tous deux le long des quais de Seine. Je nous arrête de marcher, je commence à approcher mon visage vers le tien, pour t’embrasser. Nous nous enlaçons, nous nous embrassons, et nos langues prennent le rythme.

J’ai l’impression que quelque chose a changé. Tu le ressens toi aussi ? Oui ? Mais quoi ? Tu as l’impression que le monde vient de subir une modification ? Moi aussi, comme si la vie devenait soudainement romanesque.

Tu sens une odeur particulière ? Moi aussi. Mais quelle est la source de cette effluve ? Cela ressemble à une senteur d’alcool. Tu trouves aussi, mon amour ? Oui. Comme c’est étrange.

Regardant les alentours qu’illuminent les réverbères, les couleurs des choses sont merveilles. Je regarde la Seine qui semble différente de tout à l’heure. Mon amour, approchons nous de la rive. J’ai l’impression qu’elle est rougeâtre la Seine ! Tu vois la même chose mon amour ? Ah oui, item ? Approchons-nous encore. Nous sommes à présent à la bordure du quai, nous pourrions toucher la Seine avec nos mains si nous nous abaissons. Il n’y a pas de doute, elle est bien de couleur rougeâtre.

Et là un volatile arrive. Il bat vivement des ailes mais vole lentement. Ce pigeon a l’air d’avoir quelques difficultés à voler, comme si quelque chose l’encombrait. On dirait qu’il y a quelque chose, un objet, sous lui. Il s’approche vers nous et maintenant nous percevons pourquoi son vol est si capricieux. Il retient dans ses pattes deux verres à pied !

Le pigeon arrive à côté de nous, en agitant régulièrement ses ailes il parvient à se maintenir en sur place à hauteur de tes épaules. Tu attrapes les deux verres à pied vides qu’il retient. C’est bon, tu les as en main, le pigeon desserre ses petites pattes doucement, il te les donne. Le pigeon reprend son envol, nous quitte, tourne après le pont puis disparaît.

Tu me tends l’un des verres à pied. Merci mon amour. Ensemble, abaissons-nous pour tremper chacun notre verre à pied dans la Seine. Nous plongeons nos verres dans la Seine. Les flots esquivent les parois de nos verres et caressent nos doigts, à une température de 16 ou 17 °C. Tenant chacun notre verre par son pied, en serrant surtout le pouce et l’index buttant contre le ballon, nous parvenons à le remplir. Nous nous relevons, ayant à présent chacun un verre tout empli de Seine. Attention ! car les verres sont presque remplis à ras bord, c’est trop. Reversons-en un peu dans la Seine pour qu’ils soient remplis à leur tiers seulement. Voilà qui est fait.

Nous admirons cet échantillon de Seine rougeâtre que nous venons de recueillir. Tu me demandes ce que j’y vois ? Magnifique robe vermeille, tirant sur le carmin éclatant, tournant vers le pourpre scintillant, aux reflets brillants oscillant entre grenat et rubis. Je rapproche le verre de mes yeux, pour voir davantage. Comme la plupart des diamants d’envergure présentent une imperfection en eux, une petite irrégularité de couleur cachée à l’intérieur, visible seulement lors d’une observation minutieuse, qui au contraire ajoute du charme à l’objet plutôt que le dévalorise, ce liquide en est affecté. Au sein de ce fluide rouge se dissimule une tâche un peu plus claire que le reste, presque rose, de la forme d’un bateau. Un bateau prêt à remonter à la surface. S’émergeant des flots, sa coque de bois se métamorphoserait en terre. Au milieu de ce fleuve, une île formée par ce bateau s’établirait. Cette île serait l’estrade d’une cathédrale, et cette cathédrale serait le centre d’un cercle tout peuplé, c’est-à-dire le cœur d’une ville.

Mon amour, parle-moi de parfums. Tu fais rapprocher l’ouverture du verre de ton nez. Enivrant bouquet de fleurs : pivoines, iris et lilas ; nuée de pétales de roses. Quintessence de petits fruits rouges : cerises, framboises, groseilles, canneberges et baies de merisier. Copeaux de coco et volupté de vanille. Au second nez c’est différent. Partition aromatique exceptionnelle où s’entrelacent des petits fruits noirs écrasés : baies de sureau et d’aronia, avec des figues et prunes confites. S’ensuit des accords d’anis étoilés accompagnés par des notes de cannelle agrémenté d’une touche de chocolat mi-cuit. Arrive une giclée de farine évoluant en morceau de baguette toastée, émiettant, par-ci, par-là, sa mie dorée. Puis des cyprès parmi la lavande, suivis d’une farandole de réglisse. Cuivre haut de gamme par-dessus les mures mûres ; baies molles des bois et myrtilles très mollo. Répercussion minéral sous des nuances de silex. Et en final, des extraits de sous-bois, de sol…

Goûtons la Seine. Attaque croquante pareille à la Fantaisie-Impromptu. Superbe texture, du velours, tout suave, quelles charmantes délices, d’une onctuosité exquise, des tanins soyeux, puissance et élégance telles le troisième mouvement de Sonate au Clair de lune, longue finale en point d’orgue… Ça chante dans la bouche ! Quel vin sublime ! Il chante dans la bouche !

De quel millésime pourrait-il être ? Insaisissable, car il a les caractéristiques d’un vin jeune : l’imprévu, l’exaltance, la folie, mais aussi celles d’un vin ancien : l’enracinement, la faiblesse, le délabrement. Comme si ce vin était simultanément tout jeune et très ancien, éphémère et éternel, voire même sans âge.